J’avais promis de jogger. J’avais promis de perdre du poids et de ne pas recommencer à fumer. J’ai joggé presque 2 mois. Je n’ai pas pris de poids jusqu’à hier et j’ai repris la cigarette depuis 2 semaines. Je pense qu’on peut dire que c’est un échec. Mais l’avantage, outre de me rassasier en nicotine, c’est que la cigarette me rappelle beaucoup, beaucoup de souvenirs. Pour une raison que j’ignore et qui n’a, je pense, rien de neurologique (si tant est que quelque chose puisse ne rien avoir de neurologique), fumer me rappelle quelques moments de ma vie où j’avais une cigarette à la main. Ce sont mes souvenirs de fumeurs.
Attention, article long et pas intéressant…
J’ai allumé ma première cigarette à l’âge de 17 ans. Une Fortuna, la marque la moins chère. Je fumais en douce, à l’arrêt de bus. Ceux dont je me cachais étaient les autres lycéens. Je n’avais pas envie de passer pour celui qui se donne un genre, qui fume à la sortie des cours pour se rendre populaire. Et puis mes amis n’aimaient pas non plus les fumeurs. Longtemps, je n’ai pas voulu leur dire. J’ai allumé ma première cigarette parce que j’avais envie d’essayer, pour voir si ça calmerait mon stress de premier de la classe qui craint d’avoir moins de 18 à sa prochaine interro. C’était minable, je n’aurais sûrement pas dû. Mais je l’ai fait.
J’ai rapidement expliqué à mes parents que j’avais commencé à fumer. Je ne voyais pas l’intérêt de le leur cacher, d’autant qu’ils étaient buralistes. Ma mère acceptait de me ramener du tabac, des feuilles et des filtres. Sa manière à elle de savoir ce que je fumais plutôt que de se mettre des œillères et de faire semblant de ne rien voir. Je préférais les roulées aux boites. Non par radinerie, comme on me l’a souvent demandé, mais par goût.
On s’est beaucoup amusé avec mes potes, quand on a voulu se servir d’une rouleuse. Même mes parents qui en vendaient aux clients ne savaient pas ou ne se rappelaient plus comment ça marchait. Et dans le modèle qu’ils commercialisaient, pas de notice. C’est finalement un de mes amis de l’internat qui a expliqué à ma mère, rouleuse à la main. Elle la lui a offerte en échange. Pendant longtemps nous nous sommes amusés à rouler des cigarettes avec l’engin qui nous les sortaient souvent trop dures, trop fines, trop molles, trop humides ou pas collées. Alors on a fini par rouler à la main.
Ça a toujours beaucoup choqué mon entourage que mes parents m’aient ramené mon tabac gratuitement. Certains le prenaient comme un encouragement. En réalité, et comme je n’avais pas besoin de me cacher, je pouvais fumer quand je voulais, y compris à la maison. Aucun interdit, donc pas d’excitation. Et du coup je ne fumais pas ou peu, à la maison comme à l’extérieur. Durant toutes mes « années de fumeur » j’ai rarement dépassé les 4 cigarettes par jour. Les médecins me disaient même que j’étais un non-fumeur qui s’ignore.
Ça m’amusait beaucoup de rouler mes cigarettes. Ça retardait le plaisir. Comme un dessert qu’on regarde longtemps avant de le dévorer, ma cigarette n’en était que meilleure après mon petit rituel. Et puis surtout j’adorais le regard inquisiteur des gens qui voyaient un grand gaillard aux cheveux longs et au treillis camouflage rouler au milieu de la rue. Les forces de l’ordre sont venues sentir mon paquet plus d’une fois. Mais ils n’ont jamais rien trouvé, car il n’y a jamais rien eu d’autre que du bon tabac et parfois un petit morceau de carotte pour qu’il garde son humidité plus longtemps (amis encrasseurs de poumons, je vous fais don de cette astuce : une bonne cigarette qu’on apprécie, c’est toujours mieux que deux loupées).
Fumer n’est cependant pas ce qui m’a fait arrêté de stresser. Un jour chaud du printemps 2002, pendant que je regardais ma copie, elle avait commencé à tourner. Puis les murs aussi et quand je me suis rendu compte que tout allait mieux, ma mère était là et j’étais couché, regardant le plafond de l’infirmerie. J’étais tombé dans les pommes en plein devoirs de physique. L’hypoglycémie n’était pas possible vu ce que j’avalais au petit déjeuner, alors on a conclu à un malaise vagal dû au stress. J’en garde une discrète mèche de cheveux blancs sur le devant de la tête. Ce jour-là j’ai décidé que j’arrêterais de stresser comme un con. Ça m’a assez bien réussi depuis mais en sortant, j’ai quand même grillé un clope.
En Classes Préparatoire, fumer a pris un autre sens. C’était la première fois que j’étais dans un lycée où l’on avait instauré une zone fumeur. Au début j’ai trouvé ça bien crade, préférant aller fumer dehors ou chez moi, pour n’ennuyer personne. Et puis finalement je me suis lâchement installé là-bas, comme les autres, par confort. J’ai rencontré pas mal de gens autour d’un briquet et même lié quelques amitiés et davantage, aussi. Le soir, je rentrais chez moi et je travaillais jusqu’à des heures tardives. Pour me stimuler afin de ne pas m’endormir, je croquais des grains de café bruts et je roulais des cigarettes.
Tant et si bien qu’à une heure du matin, j’avais toujours une patate d’enfer et des clopes à ne plus savoir qu’en faire. Je sortais alors de mon petit studio et partait déambuler dans les rues du cœur de Bordeaux, la cigarette au coin de lèvres. Durant mes balades nocturnes, je visitais ce que je n’avais pas le temps de voir de jour. Au coin de la rue des augustins, je tournais à droite et remontais la rue Sainte Catherine. Parfois je poussais ma balade jusqu’à remonter à la place Gambetta par le magnifique cours de l’Intendance, mais souvent je préférais bifurquer vers la place du Parlement et revenir sur mes pas en passant par les rues étroites qui se cachent derrière les quais.
Je voyais les gens qui s’amusaient, s’enivraient, s’aimaient mais aussi ceux qui se soûlaient, braillaient et devenaient violents. J’ai croisé plus d’un pote entre deux bars, à la recherche d’une compagnie pour la nuit. Peu importait qu’elle soit blonde, brune ou servie avec une paille. Après mes petits voyages, je rentrais fatigué, drogué d’avoir fumé mes cigarettes en route mais heureux. Cette mauvaise habitude de lutter contre le sommeil pour rallonger mes journées m’a poursuivi longtemps.
Lorsqu’on sortait le soir, je faisais toujours attention à ce que mes amies ne rentrent pas seules chez elles. Je n’avais (en général) aucune idée derrière la tête. Je m’assurais juste qu’elles ne craignaient rien. Un jour en rentrant de St Michel, un mec m’a demandé 20 €. Manque de pot pour lui, j’avais claqué tout l’argent emmené en début de soirée dans une douzaine de shooters de vodka. Manque de pot pour moi, il avait une lame de 15 cm. Je crois que l’alcool m’a empêché de flipper tout de suite. Il tenait fébrilement son couteau mais ne m’avait pas l’air plus méchant que le videur du bar dont j’étais sorti quelques minutes avant. Alors je lui ai proposé tout ce que j’avais sur moi : une cigarette. Je l’ai roulée pour lui, lui ai tendu. Il a replié son couteau pour la prendre. Je lui ai tendu un briquet, puis m’en suis roulé une aussi qu’il a allumé avec mon briquet. Nous n’avons pas échangé un mot pendant de longues minutes. Il m’a rendu mon briquet soulignant au passage qu’au fond, il « n’était pas un voleur » et nous sommes tous deux partis dans des sens opposés. Le lendemain, quand je me suis souvenu de la taille de l’arme, je me suis senti très mal.
Un autre soir je me suis arrêté auprès d’une femme qui était assise sur le trottoir et qui pleurait. Elle m’a expliqué qu’elle avait perdu ses clés et qu’elle devait attendre qu’une amie lui amène le double. Elle ne voulait pas quitter le devant de son immeuble parce qu’elle ne voulait pas que son chat, qu’on entendait miauler derrière la porte, panique en son absence : lorsqu’il était stressé il mettait la maison en lambeaux. Je me suis assis à côté d’elle et me suis roulé une cigarette. On était dimanche depuis trois heures et on s’est raconté nos vies. Quand son amie est arrivée, je lui ai dit bonne nuit, mais il faisait déjà jour.
Eté 2004. Je sors du cinéma. Le film était bon, il faisait beau, les oiseaux en auraient presque chanter. Je descendais la rue Dijeaux le sourire aux lèvres. Pour fêter cette bonne journée, je décidais de me saloper un peu les poumons et tandis que je marchais, j’entamais mon petit rituel de roulage. Une mendiante m’interpella pour me demander une cigarette. Elle était jeune, sûrement guère plus âgée que moi. Elle avait tous les signes extérieurs de pauvreté. Elle ne savait pas rouler, alors je l’ai fait pour elle et me suis installé à côté. Elle m’a demandé ce que je faisais, j’ai répondu que j’étais en classes prépas. Elle m’a posé une question sur un des théorèmes que j’étais en train d’étudier et ça m’a mis sur le cul. Elle avait aussi fait une prépa. Et elle avait été acceptée aux Mines de Paris et à Polytechnique. Ne voulant pas embrassé la carrière militaire, elle était entrée en conflit avec son polytechnicien de père qui lui avait coupé les vivres. Je n’ai jamais su si son histoire était vraie mais quand elle eu fini de parler, je suis aller nous acheter deux Best Of au McDo à deux pas. Et nous avons mangé avec plaisir en discutant des espaces pré hilbertiens.
C’est fou comme les souvenirs arrivent par vague à la moindre sollicitation…