Merci égalemment à Mathilde Mathieu de l’avoir rapporté sur MediaPart)
Il est […] toujours complexe de définir ce qu’est le sentiment d’être français. Le mot sentiment désigne lui-même à la fois des sensations et une conscience. Il est périlleux que ce soit l’État qui cherche à dire ce que cela signifie et, ainsi, à « cadrer » des sentiments. En la matière, il ne peut dire « le vrai » car il ne peut y avoir d’objectivité.
Je voudrais vous faire part de ma propre expérience, celle de devenir française, ayant été une étrangère pendant une moitié de ma vie.
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Ma première fascination et mon premier amour pour la France ont été la langue et la création à la française. J’aimais et j’aime le français, même s’il est difficile. C’était et cela reste une langue de liberté, de tolérance et d’espoir. […] J’enviais aussi ce qu’étaient les créations françaises, notamment la mode, car j’y voyais le signe de quelque chose qui se réinventait constamment, s’adaptant aux besoins nouveaux et créant des goûts originaux. En ce sens, la France, c’était pour moi un pays qui ne subissait pas le changement mais le pratiquait par la culture. D’une certaine façon, la France me faisait rêver.
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Ma deuxième découverte et mon deuxième sentiment ont été, à vingt ans, le fait que je me sente à l’aise dans le pays lui-même. En venant d’abord à Grenoble, puis à Paris et au Mans pour mes études, j’ai eu d’emblée le sentiment que je pourrais y vivre pour toujours, chose que je ne pouvais savoir avant d’y être. C’est un sentiment fort, que nul État ne peut prescrire ni interdire.
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Mon troisième sentiment pour la France a été le plaisir de me savoir reconnue pour ce que j’étais.
Plus tard, en lisant Ferdinand Buisson, philosophe, pédagogue, et ministre de la IIIe République, j’ai découvert que c’était ce qu’il nommait « l’individualisme de conscience ». Ici, vous pouvez être vous-même et ne pas être défini exclusivement par votre famille, votre religion, votre travail ou votre entreprise, votre pays d’origine, ou encore vos préférences sexuelles. Vous êtes, quelque part, « indépendant » d’eux. On y pratique non pas la coexistence des particularismes mais le partage de ce qu’il y a de meilleur dans les individualités et les valeurs.
Par ailleurs, cet individualisme n’est pas l’individualisme de concurrence qui est aujourd’hui valorisé et vanté partout, jusqu’aux plus hauts sommets de l’État. Être puissant, riche, riche parmi les puissants ou puissant parmi les riches, cette ivresse-là qui s’empare de celui qui a devancé ses semblables ou est en passe de le faire, qui veut constamment dominer et qui se comporte comme tous les riches et les puissants du monde, ce n’est pas cela qui m’a fait choisir la France.
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Mon quatrième sentiment à l’égard de la France a été le bonheur d’être dans un pays ayant le goût des autres. Ce pays a encore la réputation d’aimer les autres, de les reconnaître et de les accueillir quand ils en ont envie ou besoin. Jeune, je savais que la France avait su accueillir mes compatriotes grecs, ceux qui étaient considérés comme déloyaux ou dangereux par l’État des colonels.
De façon plus générale, j’ai toujours eu la sensation que notre pays était curieux des cultures des autres et apte à œuvrer dans le monde sans penser en être le maître. J’ai le souvenir de ces touristes français curieux de la Grèce antique, que je rencontrais au bureau de poste de ma ville et avec lesquels je partageais quelques mots de français. D’une certaine façon, la France a su donner l’exemple ; c’est parce qu’elle sait être ouverte qu’elle rayonne et est aimée.
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Selon moi, parler de l’identité nationale comme de quelque chose d’objectif et d’immuable qu’on pourrait « valoriser », comme le dit le site du ministère, c’est impossible.
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Selon l’historien Gombrich, l’histoire humaine est un fleuve qui parcourt des paysages différents et jamais les mêmes. Il nous faut donc admettre que nos valeurs, y compris celles que nous appelons nationales, puissent avancer sur ce fleuve et se renouveler.
Intervention de Marietta Karamanli durant la séance en hémicycle du 8 décembre 2009 à 15h00, texte original complet sur NosDeputes.fr