Ça fait plusieurs fois que j’évoque la problématique des jouets ciblés pour des sexes particuliers. J’aimerai y revenir une fois encore.
Les catalogues de jouets
Quand j’étais môme, il y avait toujours un catalogue de jouet dans la maison. Les jouets y étaient présentés par type : voitures, animaux de la ferme, personnages, poupées…
Très peu de photos d’enfants étaient utilisées. Peut-être que les moyens de l’époque n’étaient pas ceux d’aujourd’hui : c’était sûrement difficile de découper une silhouette précise sans Photoshop. Du coup, on voyait surtout les jouets, dans des suggestions de présentations qui devaient être fournies par les fabricants tant elles étaient similaires d’un catalogue à l’autre.
Woaw, elle est trop belle sa voiture !
Parfois, de la couleur venait aider au repérage des catégories : le bleu pour tout ce qui tournait autour du thème de la mer, le marron pour les constructions, le orange pour les jeux de réflexion et le rose… pour les jeux de filles. Ça m’agaçait car je savais ce que ça voulait dire : « ces jeux-là ne sont pas pour toi ».
J’étais fasciné par le monde de Barbie. Pas la poupée, en soi, que je trouvais assez cruche, mais parce que tout, dans sa vie, était paisible et esthétique (ce qui se traduisait, en gros, à cet âge-là, par « Woaw, elle est trop belle sa voiture. Woaw, elle a un poney ! »). Dans la vie de Barbie, tout allait toujours bien. Alors que les jouets des garçons ne parlaient que de guerre, de conflits, de luttes…
Entendez-moi bien, j’avais des Transformers et des Chevaliers du Zodiaque, j’adorai Goldorak et je me prenais pour un Super Sayen à mes heures, mais ça ne pouvait pas être tout ce que le monde avait à offrir. J’ai longtemps cherché davantage.
Au final, les jouets de construction ont eu ma préférence. Ils avaient l’avantage d’être « socialement acceptables » et tout y était à inventer, je pouvais y imaginer tous les scénarios, y compris celui où le Lego® spationaute faisait la cuisine et où les pirates se retrouvaient à s’occuper d’un bébé à bord de leur bateau.
Avec mes garçons
Papa de deux petits garçons, je vois aujourd’hui que dans le marketing du jouet, la séparation est encore plus nette. Les catégories « Filles » et « Garçons » sont devenues la première segmentation. Au cas où elle ne serait pas assez claires, des discours accompagnent les photos qui mettent les enfants en situation.
Aide maman à chasser la poussière dans toute la maison !
Même les magasins U, dont l’initiative de remise en question de ce sexisme a été très médiatisée, continuent à maintenir des catégories séparant filles et garçons. Contrairement à ce que leur vidéo laissait penser, les images non-stéréotypées sont très minoritaires dans leur catalogue.
Avec un peu de recul, on distingue très facilement, en plus du genre, d’autres stéréotypes imposés par le marketing : tranches d’âges, couleurs de peau ou de cheveux. Les blonds bouclés jouent à des jeux d’intérieur avec les roux. Les enfants plus mats de peau favorisent les activités en plein air et les petits noirs ne jouent pas. Enfin, si on en croit la représentativité des catalogues ou ils ne figurent jamais…
Une vision bien triste du monde
Je crois que l’influence de ces catalogues est terrible, car ils présentent un monde bien plus inégalitaire qu’il ne l’est vraiment. Par exemple, il est aujourd’hui possible d’être un homme infirmier, mais votre enfant ne trouvera pas de costume d’infirmier. Il sera éduqué à comprendre que les infirmiers sont des infirmières et que les hommes, eux, sont médecins (le petit préjugé sexiste inculqué qui poursuivra votre enfant toute toute sa vie, c’est cadeau).
Même dans le respect d’une licence importante comme un film Disney, le message est déformé. Prenons « Brave » (Rebelle) et son héroine Mérida : une jeune archère forte et audacieuse, têtue, qui n’a pas peur de déchirer sa robe et de vivre into the wild. Une occasion en or pour une marque habituée à mettre en scène l’affrontement de changer la perception des femmes en proposant des jouets qui viennent empiéter dans l’imaginaire « garçons » !
Si votre fille veut devenir pompier, il faudra qu’elle comprenne qu’il s’agit d’un métier d’homme. À la place, on lui proposera plutôt des images favorisant son épanouissement dans des rôles de fantaisie, de création « mode » ou de tâches ménagères.
Pas de costume d’ouvrière BTP, pas de costume de policière. L’autre jour, je suis tombé sur un costume « scientifique » composé d’une blouse blanche et d’une paire de grosses lunettes. Il n’était proposé que chez les garçons. J’ai bien cherché, je ne vois que deux conclusiosn possibles : soit les filles n’ont pas de nez, soit elles n’ont pas les bras fixés comme les garçons. En dehors de ça, je ne vois ce qui empêche le déguisement d’être unisexe.
De quoi a-t-on peur en laissant des garçons jouer à la poupée ?
Qu’ils deviennent de bons pères ?
Je ne m’étalerai pas sur les stéréotypes purement féminins, il y aurait tout un nouvel article à écrire (peut-être si j’ai une fille un jour…). Même si Mattel a récemment décidé de créer des Barbies rondes, grandes ou petites, les mensurations de la pépette ont complexé plus d’une gamine de manière durable. On se retrouve avec des adolescentes qui se demandent pourquoi elles ne peuvent pas passer un poing complet entre leur cuisse. Comme si c’était un impératif physiologique, comme si toutes les femmes étaient faites comme ça…
Attention à ne pas aller trop loin
Quoi faire contre ça ? Exiger de ses enfants qu’ils jouent avec des jouets diversifiés ? Je crois qu’il s’agirait, à l’autre extrême, d’une grave erreur. Les enfants ont besoin d’avoir le choix mais ont aussi besoin d’apprendre la vie. En jouant à des jeux « de garçons » avec ses copains, mon aîné apprend les fondements de la constitution d’un groupe social. Ensemble, ils élaborent des règles qu’ils sont les seuls à connaître, ce qui renforce leur cohésion. Par l’apprentissage de nouvelles règles apportées au fil du jeu par les participants, ils créent une histoire qui sera ensuite narrée aux absents ou servira à la constitution de souvenirs communs. Bref, c’est hyper important que je ne m’incruste pas dans ce truc-là : ça fait partie de sa construction.
En revanche, ces jeux n’ont pas nécessairement à être violents parce qu’il s’agit de garçons : du coup, quand nous sommes ensemble, je leur propose le choix avec d’autres types d’activités. Le bac à sable est, par exemple, un d’endroit où les garçons débordent d’imagination. On s’y retrouve souvent à « faire la cuisine comme avec Maman ». Rien de sexiste là-dedans, leur maman étant vraiment une fan de pâtisserie.
À la maison, nous détournons des clichés : les pirates cherchent un trésor, mais surtout, vivent des aventures dignes d’Indiana Jones. Nous fabriquons des pistolets à bonbon, pour tirer sur les gens qui ont faim. Ils veulent être des super-héros ? Très bien, alors ils sont des supermans dont le super-souffle permet d’enlever les feuilles mortes qui gênent les passants !
Malheureusement, tout cela ne suffit pas. Tous les jours, je vois « les catalogues » gagner du terrain dans leur imaginaire. À force de leur présenter une vision du monde, ils finissent par y croire.
Pourquoi ⁈
Les jouets ne sont évidemment pas responsables de tous les maux mais ils en sont le premier symptôme. Par le jouet, l’enfant s’approprie un réel qui lui échappe et qu’il met en scène pour mieux le comprendre. En scénarisant cette mise en scène avec nos propres biais, nous construisons de futurs adultes aux repères imposés qui mettront des années à dépasser ces constructions (certains n’y arriveront jamais), voire les pousseront plus loin que ce que nous craignons déjà.
Les viviers d’hommes pour les métiers de la petite enfance sont à chercher notamment du côté des réorientations et des « secondes carrières » (Flandre, Allemagne, Écosse). Il est plus facile de transgresser les normes professionnelles masculines à l’âge adulte qu’à l’adolescence.
« Lutter contre les stéréotypes filles-garçons, un enjeu d’égalité et de mixité dès l’enfance », travaux coordonnés par Marie-Cécile Naves et Vanessa Wisnia-Weill en janvier 2014 pour le Commissariat général à la stratégie et à la prospective.
Le pourquoi derrière tout ça
Ne cherchez pas de raison politique ou sociale. Les fabricants ne segmentent pas pour satisfaire Famille de France ou la Manif’ pour Tous et leurs discours rétrogrades, ils s’en fichent bien. Leur seul objectif est la vente.
En marketing, la segmentation permet de vendre plus efficacement en découpant sa cible en sous-catégories si fines qu’elles n’ont plus d’intérêts en commun. En d’autres termes, diviser pour mieux régner.
De cette manière, même si vous lancez plusieurs produits en simultané sur le marché, vous ne risquez jamais d’entrer en compétition avec vous-même. Les filles font acheter à leurs parents des jouets de filles, les garçons, des jouets de garçons. Si un produit pour filles commence à avoir du succès auprès des garçons, vous avez un problème que vous pouvez adresser de deux manières : requalifier le produit en produit pour garçon, ou construire une offre plus spécifique aux garçons pour qu’ils délaissent le modèle féminin. Banco, vous avez réussi à écouler vos stocks !
Mais alors que faire des produits non-stéréotypés ? Par exemple, les jouets de construction ? N’étant destiné ni aux garçons, ni aux filles, leur marketing est délicat. Des campagnes valorisant l’imaginaire peuvent être menées mais elles séduisent les jeunes adultes et les parents (qui ont le recul pour les comprendre), pas leurs enfants. Du coup, j’imagine qu’il y a eu des brainstorm de folie pour aboutir à des conclusions comme « tiens, et si on faisait des variantes destinées à un sexe en particulier ? » Ne rigolez pas, ça existe vraiment). Et le cas n’est malheureusement pas isolé.
Le problème c’est qu’avec ce genre de construction psychologique, on apprend à nos enfants l’échec. On leur apprend des rôles que nous, adultes, pensons être innés (alors qu’en fait, nous les avons nous-mêmes appris, par l’héritage d’une culture qu’on nous a imposé).
À nous de jouer
Si je ne parlais pas à mes copains de ma passion pour les Barbie, ce n’est pas parce que j’en avais honte. Je le vivais très bien et je jouais régulièrement avec mes copines qui elles, trouvaient génial qu’un garçon s’intéresse aussi à leur univers. Je n’en parlais pas parce qu’on m’a appris à être impuissant face à leur réaction, et que je ne voulais pas voir du rejet ou de l’incompréhension dans leurs yeux. Il m’a fallu des années pour assumer cette partie de moi-même et la paternité m’a permis de pleinement me rendre compte de ces biais et de ces impuissances.
Je suis conscient que mes garçons auront certainement d’autres défis à relever, pour lesquels je ne pourrai rien faire. Leur donner les clés d’une imagination libre, en revanche, c’est entre mes mains.