Je rentre dans le bus et m’installe. Comme tous les jours, je porte un casque qui me protège, un peu, du bruit ambiant. Aujourd’hui, ça ne sert à rien : un adolescent parle tellement fort qu’il est impossible de ne pas l’entendre.
Pour ne pas heurter la sensibilité des plus jeunes, je prends sur moi de remplacer l’intégralité de son discours par des métaphores à base de nourriture…
[…] et là, tu vois, je lui mets ma Knacki dans la casserole du chocolat alors elle crie, parce que c’est pas là qu’on met les Knacki, tu vois […]
Je l’observe. C’est un crocodile de 13 ans, peut-être moins, fin, probablement grand pour son âge. Il porte une casquette, un survêtement bleu foncé, une moustache naissante et beaucoup de boutons d’acné. D’une de ses poches dépasse ostensiblement un paquet de cigarette. Il monologue en direction d’un autre jeune homme, plus petit, qui acquiesse sans parler. Derrière eux, une dizaine d’autres jeunes, garçons et filles, dont certain‧e‧s sont retourné‧e‧s pour mieux dévorer son discours très trash.
[…] alors j’continue parce que plus elle crie, plus j’aime faire la cuisine, tu vois […]
À côté de moi, un homme me jette un regard épuisé. Je comprends que ça dure depuis un moment et que personne ne dit rien. Comme souvent.
[…] ensuite je ressors ma Knacki, et je la force à la manger parce que ça m’fait kiffer, tu vois, qu’elle mange le chocolat. Et là… !
Il s’interrompt net.
Je me suis rapproché et suis désormais en face de lui, à environ 50 centimètres.
Un silence s’installe, que je romps rapidement en parlant, moi aussi, très fort pour que toute sa cour entende bien :
— Excusez-moi, je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre. On peut avoir son nom ?
— Hein ⁈ Euh, le nom de qui ?
— De la jeune fille dont vous parlez. On a tellement de détails sur elle, on voudrait la connaitre maintenant.
— Hein ⁈ Mais, euh, non !
— Allez, ça serait sympa ! On serait pas bien, là, tous ensemble, à sâlir sa réputation ? Ça irait plus vite que si c’est juste vous, non ? Et puis on pourrait avoir son adresse, aussi, pour aller lui jeter des pierres. Ça aurait de la gueule !
Il se décompose. Silence pesant autour de nous. Les jeunes ont honte, les adultes aussi. Le crocodile regarde ses pieds. Le bus manœuvre vers un arrêt, j’en profite pour retourner m’assoir. Le groupe recommence doucement à chuchoter, tous les regards pointés vers le crocodile. Après 5 ou 6 arrêts, nous arrivons à leur collège : ils descendent en silence.
Les jours passent. Prenant toujours le même bus, je reconnais certains visages. Trois jours plus tard, je le croise à nouveau. Un échange de regard me confirme qu’il se rappelle bien de moi. Je lui dis bonjour. Il me réponds un très poli « bonjour, monsieur », puis va s’assoir au milieu du groupe. À la place d’honneur, une jeune fille qui parle de son nouveau copain très fort pour, manifestement, rendre les autres jalouses (il a 17 ans, il est sportif et pose comme mannequin pour une boutique en ligne…).
Le roi est mort, vive la reine.