J’ai tourné et retourné dix fois la manière dont j’allais écrire ça, mais je n’arrive pas à trouver « la » bonne manière. Tourner une page de sa vie n’est jamais facile…
Des fourmis dans les pieds
Ça faisait longtemps que nous avions envie de bouger. Début 2015, nous avions pensé à l’Australie, où ma belle-sœur et d’anciens collègues partaient vivre. Le Canada nous bottait bien aussi. Nous cherchions un endroit où parler anglais, parce que nous le parlons tous deux assez bien (enfin, pour des français) et que nous avions besoin de voir autre chose.
Petit à petit, nous avons fait le deuil de cette aventure. Mon fils aîné a eu besoin d’un accompagnement plus poussé au niveau orthophonique comme au niveau psychomoteur : ajouter un déracinement aurait probablement été trop difficile pour lui et pour nous. Nous avons oublié nos projets et nous sommes investis encore plus dans nos emplois respectifs (oui, nous sommes tous les deux comme ça).
Fin août 2016, j’ai su que Clever Age rachetait X2i, une entreprise toulousaine. J’en ai parlé à ma femme et nous nous sommes dit que c’était peut-être une opportunité à tenter : l’occasion de se déplacer sans aller trop loin, de trouver facilement l’accompagnement nécessaire pour notre grand garçon, sans que nous soyons obligés de quitter tous les deux nos emplois.
L’idée faisait son chemin depuis quelques semaines quand elle décida d’en parler à son employeur. Elle voulait être honnête, lui dire qu’elle avait besoin d’un nouveau souffle professionnel. Par un jeu de circonstances, ce jour-là, elle est revenue du travail en m’expliquant qu’elle avait, à son tour, entendu parler d’une opportunité interne. Du genre qu’on ne laisse pas filer. Quelque chose de difficile, d’ambitieux, quelque chose pour lequel il faudrait que nous nous investissions ensemble, acceptant de faire des concessions. Quelque chose d’important pour elle. Quelque chose… à quinze minutes au nord de Périgueux.
Angoisses et doutes
J’ai toujours été intéressé par ma carrière. J’ai fait ce qu’il fallait pour avoir de grandes entreprises sur mon CV, pour travailler dans les contextes les plus délicats et montrer ma capacité d’implication. Si nous saisissions cette opportunité, il fallait tirer un trait, au moins temporaire, sur tout ça. Son travail risquerait de lui prendre beaucoup de temps, y compris parfois le soir et le week-end. De mon côté, il était donc nécessaire que mes horaires soient plus réguliers, que je limite mes déplacements professionnels, que je quitte mon équipe bordelaise, que j’arrête de donner des cours à l’ECV…
Il a fallu quelques mois pour que les enjeux relatifs à son potentiel nouveau poste se précisent. J’étais à la fois très excité à l’idée de passer un peu plus de temps avec mes garçons mais aussi très angoissé, au point de m’en réveiller parfois la nuit. J’avais peur de ce qui se passerait si je perdais le sentiment d’accomplissement que me procure mon emploi, la manière dont ma communauté me regarderait si je n’étais plus « Boris, de Clever Age ». Et être le parent sur lequel repose en grande partie la logistique familiale est très difficile. C’est peut-être le truc le plus difficile au monde… tout en étant le moins gratifiant.
J’étais emballé et très fier de ma femme mais j’avais peur.
L’égoïsme de l’homme
Début mars 2017, Sébastien Dugué, le responsable de l’agence Clever Age de Bordeaux, est venu me parler de mon très prochain entretien annuel. Il m’a laissé entrevoir une nouvelle opportunité de faire encore davantage de conseil — une des missions dans lesquelles je me réalise le plus aujourd’hui (en liaison avec Olivier Martinerie) à Paris. Un tiraillement de plus dans une décision qui n’était déjà pas facile !
Ce soir-là, je me suis levé vers 1h et ne me suis pas recouché avant 5h. Je me rappelais les deux grossesses de ma femme et des doutes que j’avais lu dans ses yeux : serait-elle la même quand elle reviendrait au travail ? Serait-t-elle aussi « capable » ? Lors de la deuxième grossesse, elle était au chômage. S’ajoutait donc aussi un questionnement personnel sur son projet professionnel et l’angoisse de tirer notre foyer vers le bas en ne ramenant pas d’argent alors que nous avions bientôt une bouche de plus à nourrir.
Je me suis rappelé de nos conversations de l’époque, sa propre angoisse. J’ai soudain réalisé tout le ridicule de mon dilemme : ce que je ne voulais pas vivre, qui me faisait peur au point d’être parfois inacceptable, ma femme l’avait déjà vécu deux fois, avec courage, sans que cela n’handicape son potentiel professionnel.
Trois jours plus tard, décidé, je suis allé voir Sébastien pour lui remettre une lettre.
Objet : Démission
Cher Sébastien,
Je te présente officiellement, par ce courrier, ma démission du poste de CONSULTANT que j’occupe chez Clever Age depuis le 15 janvier 2010.
J’ai bien noté que les termes de notre convention collective prévoient un préavis d’une durée de trois mois. Cependant, j’aimerais prolonger ce délai jusqu’au 31 juillet 2017. J’espère que cela facilitera la transition et offrira suffisamment de temps pour trouver des remplaçants sur l’ensemble des missions que j’assure aujourd’hui pour l’entreprise.
Je profite de cette lettre pour te renouveler, ainsi qu’à Clever Age, mes remerciements pour les opportunités qui m’ont été offertes pendant toutes ces années à Bordeaux et ailleurs en Europe, le cadre de travail de l’agence bordelaise et la confiance que tu m’as témoigné et me témoigne encore dans l’accomplissement de mes missions.
J’ai ensuite appelé Olivier, pour le remercier également de l’opportunité que je venais de refuser. Enfin, j’ai laissé un message sur le répondeur de Frédéric Bon, le Président de Clever Age. Ce fut la demi-heure ma plus longue depuis la naissance de mon fils aîné et probablement un des moments de ma vie où j’ai dû faire preuve du plus de détermination. Plusieurs mois plus tard, j’ai encore une grande émotion en l’écrivant.
Et la suite ?
Depuis mars, je continue bien sûr à travailler pour Clever Age dans le cadre de mes missions mais je prends aussi du temps, pour préparer mon départ et veiller à ce qu’un certain nombre de choses que j’y faisais se déroulent, comme elles doivent, sans moi. On ne peut pas passer sept ans à expliquer à ses clients que la réversibilité est une valeur capitale et partir ensuite comme un voleur. J’ai démissionné de mon rôle de Délégué du Personnel, j’ai passé les rênes du blog de veille à une de mes collaboratrices les plus rigoureuses et, petit à petit, je transmets la gouvernance de mes projets à d’autres, en occupant des tâches à moindre responsabilité.
Je n’ai pas encore cherché d’emploi sur Périgueux, mais cela ne m’a pas empêché d’être curieux sur les entreprises implantées là-bas et, plus globalement, en Dordogne. J’ai également suivi deux ateliers au Node sur la fixation des prix et le développement d’une activité d’entrepreneur « au cas où ». Autant profiter de ce que Bordeaux peut offrir de meilleur tant que j’y suis encore.
L’isolation géographique ne m’inquiète pas. J’ai, depuis longtemps, pris conscience que mon identité était indissociable du Réseau et que je serais un peu chez moi partout, tant que j’aurais une connexion. Que les gens soient physiquement proches de moi ne renforce pas mes relations avec eux et mes amitiés les plus sincères sont virtuelles.
Sept ans, c’est long. Il restera sûrement toujours un peu de Clever Age en moi, cette entreprise dans laquelle je me suis tant investi et qui me l’a bien rendu. Mes collègues bordelais me manqueront, mais aussi les nantais, les lyonnais, les parisiens, les montpelliérains de Clever Institut, les visites en Suisse, les conf-call avec Hong-Kong ou Singapour. Hasard du calendrier, je quitte Clever tandis que par le biais d’un autre rachat, un ami d’un autre temps rejoint le navire depuis le Québec. Puisque je vous dis que le monde virtuel est tout petit !
Je me sens comme celui qui attaque le dernier chapitre d’un livre qu’il a beaucoup aimé et dans lequel il a corné les pages les plus mémorables pour pouvoir s’y plonger, par nostalgie, un autre jour. J’ai plusieurs pistes pour de futures lectures, mais je compte bien profiter de celle-ci jusqu’à la dernière ligne.