Le souvenir du mois dernier en a appelé un autre, tout aussi mémorable…
Aujourd’hui, c’est le grand jour !
J’accompagne une équipe interne d’une Grosse-Organisation pour la présentation officielle d’un projet auprès du Grand-Patron. L’interface est ultra-léchée, avec une vraie démarche de navigation et d’organisation des données et un travail poussé sur l’univers graphique. La moitié de la boite a participé à l’éloboration de l’UX et de l’UI.
Le moment est crucial : le site n’est destiné qu’à un usage interne, pour les hauts cadres de l’entreprise et niveau cadre, on ne peut pas faire plus haut que lui. Son avis sur le projet est crucial, pour ne pas dire que la petite dizaine de gens présents avec moi appelle ce projet « Le projet Grand-Patron ».
Après plusieurs escaliers et de nombreux couloirs, nous arrivons dans l’antichambre de son bureau. Une table basse, quelques larges fauteuils, des magazines qui vantent tous l’organisation en question. J’ai du mal à croire qu’il y a un salon expressement dédié à attendre avant d’être reçu dans cet unique bureau. Je suis un peu intimidé.
Tandis que nous attendons, deux travailleurs sortent des bureaux situés dans le couloir adjacent et se dirigent vers la photocopieuse. Ils sont jovials, se tancent. Ils ne nous ont pas vu, mais nous les regardons, faute d’avoir mieux à faire. Leur discussion est parsemée de rires, puis tourne véritablement au jeu. Le premier se retrouve à poursuivre le second dans le couloir mais le perd de vue quand il se cache derrière une autre photocopieuse. Depuis l’antichambre, j’observe avec un œil perplexe.
Nous attendrons plus de 30 minutes avant que la porte du bureau ne s’ouvre et que le Grand-Patron aparaisse, le téléphone portable vissé à l’oreille. Il nous regarde depuis l’encadrure de la porte sans avoir l’air gêné de son retard. Il congédie son interlocutrice, puis s’adresse à nous pour nous expliquer qu’il faut qu’on attende encore un peu parce qu’il est absolument débordé et qu’il n’a pas eu le temps de résoudre un problème urgent.
Aussitôt dit, aussitôt fait, il téléphone à sa femme devant nous et engage une discussion très mouvementée sur l’importance qu’elle aille faire les courses au plus vite, car sinon ce sera à lui de les faire le soir-même. Nous attendons toujours. Ils enchainent sur l’état de santé d’une tante, puis sur des récipissés fiscaux à déposer quelque part.
L’appel terminé, nous nous lançons des regards.
Mais non.
Grand-Patron part à la recherche de son adjoint en nous disant de bien vouloir patienter.
Il revient accompagné. Nous reconnaissons la personne qui s’était cachée derrière la photocopieuse. Il a encore les joues toutes roses de la bonne tranche de rire de trente minutes plus tôt. Visiblement, cette fois, sa cachette était meilleure car il a fallu dix longues minutes à Grand-Patron pour le retrouver, dans un couloir de dix mètres.
On nous fait signe d’entrer dans le bureau. Je tends la main vers nos hôtes pour échanger une poignée de mains. Grand-Patron, la regarde fixement en gardant les bras le long du corps. Une seconde flottement lui suffit à se dire qu’il s’ennuie et bien que mon bras soit toujours tendu dans sa direction, il se met en marche et entre dans le bureau en me frôlant. L’air qu’il déplace en avançant m’assène une gifle de mépris. Super premier contact.
L’adjoint s’empresse de prendre sa place, saisit ma main et la sert vigoureusement en se présentant longuement, prenant soin d’insister sur la longue collaboration entre nos organisations et son rôle central ayant vocation à devenir primordial dans les mois ou années qui viennent. « Arg, encore un Iznogoud », me dis-je en décalant mes pieds pour éviter que ses canines n’abîment ma chaussure.
Le bureau est gigantesque et richement décoré. Je n’ai jamais vu un bureau aussi grand pour une seule personne : j’ai vécu avec ma femme dans des appartements plus petits. Sur les commodes et les tables, des piles de papiers bien rangés s’alignent dans un agencement trop ordonné pour que quiconque soit allé un jour fouiller dedans. Les toiles aux murs et les bois nobles utilisés pour le mobilier sont savament éclairées par les imposantes surfaces vitrées qui entourent la pièce. Ce n’est pas un bureau, c’est un espace de richesse au milieu du ciel.
Nous nous installons autour d’une table de réunion, faisons un tour de table et démarrons la présentation. Un projecteur est disponible, mais on m’a expliqué avant qu’il n’était pas pertinent de l’utiliser : des captures d’écran ont été imprimées sur cartons plume pour « mieux » présenter l’interface. On n’y perçoit pas tout le travail ayant été fait sur l’ergonomie de navigation mais, au moins, ça rend bien. J’aurais préféré valider les interactions en amont avec un prototype dynamique mais l’entourage de Grand-Patron m’avait refusé cette opportunité.
C’est quelqu’un de pressé. Il n’a pas le temps de « jouer » avec des produits qui ne sont pas finis. Ça ferait trop « gadget ».
Nous présentons donc rapidement les gabarits Front Office et les modalités de contribution tandis que Grand-Patron regarde des messages sur son téléphone. Impossible de savoir s’il nous écoute. L’adjoint, lui, boit nos paroles mais au vu des questions qu’il soulève, je comprends vite qu’il n’a pas été briefé et découvre complètement le projet.
Soudain, Grand-Patron lève la tête :
— Les données, elles viennent d’où ?
— De ce Back Office qui sera mis à disposition pour les saisir.
— Non mais merci, hein. Mais chez nous, elles viennent d’où ?
Je suis pris de court par la question. Je regarde autour de moi et établis un contact visuel avec la personne qui, jusqu’à présent, me fournissait des données pour nos tests. Le format des données fournies était très standardisé. Pour moi, il était évident qu’il s’agissait d’un livrable issu d’un processus interne.
— Pour l’instant, on est partis des chiffres de la direction XXXX, représentée par Mr YYYYYY ici présent.
— Les chiffres de la direction XXXX ? Vous ne parlez quand même pas des saloperies qu’on balance dans nos communiqués internes ?
— Et bien, euh… si.
— Ah non mais ces chiffres-là, ils sont faux, tout le monde le sait. On les signe, on les annonce en interne, mais ils sont faux. On le sait, les concurrents qui nous observent le savent, tout le monde le sait !
Malaise chez les collaborateurs. Personne ne semble vouloir répondre. Étant le seul à ne pas être directement concerné, je sors l’équipe de son embarras en embrayant rapidement sur la capacité d’adaptation du projet aux différents périphériques de consultation.
— Ah donc je peux y accéder sur mon téléphone ? Parce que jusqu’ici, ce n’était pas possible.
— Assurément, nous avons développé une interface compatible avec les smartphones récents, mais aussi les tablettes. En réalité, l’interface s’adapte à la largeur disponible…
— Oui, bon, tout ça c’est très bien… mais est-ce que je vais pouvoir le voir sur mon téléphone ? Oui, ou non ?
— Oui, je pense pouvoir dire que oui. En réalité, nous avions pris les devant en demandant quel était votre téléphone à vos collaborateurs et ils nous ont donné la version précise de votre iPhone. Tous nos tests ont été faits sur ce modèle, spécifiquement.
— Ah non mais je ne m’en sers pas de l’iPhone. Je me sers de celui-là.
Il sort de la poche de sa veste un Nokia sorti entre 2004 et 2006, écran LCD, clavier physique, 2G et pas de navigateur ou de système de gestion d’applications.
Il ne capte pas très bien mais il tient longtemps sans être rechargé !
L’ensemble du projet tombe à l’eau. Je regarde autour de moi, espérant que quelqu’un me sauvera à mon tour et détournera la conversation vers un autre sujet. J’oublie qu’ils sont tous bien plus terrifiés que moi. Personne ne dit rien. Un silence pesant s’installe pendant une minute qui me semble durer une éternité.
Grand-Patron comprend, s’emporte sur le temps qu’on lui fait perdre et nous demande de sortir.
Alors que je m’apprêtais à fermer la marche, cependant, il m’attrape la manche et me parle de manière très calme :
— Vous… quand vous vous êtes présentés, vous avez bien parlé dans vos références de l’entreprise ZZZZZZ ?
— Oui, c’est un de mes clients…
— Et vous connaissez le Directeur ?
— Oui, nous avons travaillé ensemble sur…
— Très bien, dites-lui qu’il est le bienvenu dans mon bureau quand il le souhaite. N’hésitez pas à revenir avec lui, nous demanderons à Corinne de réserver une bonne table.
Il dégaine son sourire le plus forcé tout en me poussant dans le dos pour mieux refermer la porte derrière moi. Le temps que je comprenne ce qui se passe, c’est déjà fini.
Toute l’équipe semble anesthésiée, groggy. Après un silence lourd de honte et de gêne, j’interroge les autres :
— Les données, elles sont vraiment fausses ?
— Non, il exagère, elles sont « presque » vraies.
— Presque ⁈ Et l’iPhone, pourquoi vous m’avez dit qu’il avait un iPhone ?
— On savait qu’il ne s’en servait pas trop, mais on espérait que ça allait changer. Attendez, on va demander à sa secrétaire…
Je les suis dans le couloir, jusqu’à un bureau recouvert du sol au plafond de dossiers. Une femme semble bûcher sur une tâche impossible. Elle lève la tête et se rend immédiatement disponible pour nous. Visiblement, elle a l’habitude d’être interompue.
— Corinne, il s’en sert, de son iPhone, Grand-Patron ?
— Quoi ⁈
Elle me regarde. Je hoche la tête et exprime le « bonjour » et le « pardon de vous déranger » que les autres ne semblent être décidés à lui offrir. L’autre collaborateur enchaine aussitôt.
— Oui, oui, bon… Il s’en sert, de son iPhone ?
— Il n’a pas d’iPhone. Il n’a jamais eu d’iPhone, il a un Galaxy S. Tu veux la facture ?
— Non, on s’en fout de la facture… il s’en sert ou pas, de son Galaxy S ?
— Je crois bien qu’il m’a envoyé un SMS une fois. Ah, non, un MMS ! Je me souviens, il était très fier de lui, il avait compris comment joindre une photo. Vous savez, il n’est pas trop branché technologie, ordinateur, tout ça. C’est tout juste s’il se sert de son PC. C’est moi qui lui lit ses emails à voix haute.