J’ai passé les premières années de ma vie aux Antilles, en Martinique. Pour des raisons qui ne nous intéressent pas ici, quand je suis rentré en CP, c’était à Carnac, dans le Morbihan. Le choc était total tant pour moi que pour mes camarades, qui m’ont accueilli avec beaucoup de violence : j’étais un étranger dans un tout petit village.
Je passe très vite sur cette anecdote pour enchainer sur une autre.
Très tôt, j’ai (et surtout, on) m’a fait remarqué que j’avais un « type » pieds-noirs1. Du point de vue de mes origines, c’était vrai, mais je me suis surtout construit en sachant que cela se voyait sur mon visage.
Ce n’était pas évident à porter, d’autant que je porte un nom juif plutôt ashkénaze (une communauté juive qu’on trouve plutôt en Europe centrale, de la Pologne à la Russie). Pour les juifs comme pour les antisémites, qui ont souvent pour point commun de vouloir très vite retracer la généalogie de leur interlocuteur, ça ne collait pas.
Moi, ça m’allait parfaitement de mettre un peu de bazar dans leurs schémas de pensée. Et pour mes potes du collège, puis du lycée privé où ma mère m’avait scolarisé, j’étais « le juif pas juif », et souvent le seul à ne pas se réclamer chrétien.
Avec les années, en vieillissant, mon passing2 non-juif (« blanc » ?) s’est affirmé. Il est aujourd’hui très rare qu’on me rattache aussi rapidement à l’Afrique du Nord et je n’ai pas eu affaire à un antisémite depuis près de 15 ans (ou alors ça vient moins aux gens d’aller poser des questions à un gaillard d’1m83, allez savoir).
Pourquoi je vous raconte ça ? Parce que c’est la seule expérience intime, personnelle, que j’ai de la race. Une construction purement sociale, dans mon cas, très mouvante. Et c’est un privilège incroyable.
En effet, je suis libre de vouloir approfondir la connaissance que j’ai de l’histoire de ma famille si j’en ai envie, quand j’en ai envie. Je n’ai jamais été handicapé dans mon travail, dans ma recherche de logement. On n’a pas attendu de moi un certain type de résultats intellectuels ou physiques, personne ne m’a jamais réduit à un fantasme qu’il ou elle pourrait avoir sur moi, basé seulement sur mes origines.
Quand on me demande d’où je viens, c’est pour savoir de quelle pièce j’arrive.
Or, je ne vous apprends rien, ce n’est pas le cas de tout le monde en France et ailleurs.
Certaines personnes vivent des injustices quotidiennes, liées à leur race ou plutôt, devrais-je dire, à la race à laquelle on les affecte. Ils et elles apprennent à vivre avec cette, voire ces identités qui sont souvent en partie familiales, mais très largement fantasmées par le groupe dominant. Cette situation les prive d’une égalité des chances qu’on souhaiterait à tous e toutes, et les place dans une situation psychologique complexe, remplie d’injonctions contraires à réconcilier.
Je ne suis pas familier de l’ensemble du travail de Rokhaya Diallo (oui, on y arrive), mais elle est l’une des personnes qui m’aident le plus, aujourd’hui, à être l’allié des personnes racisées en France. Je l’ai découverte en 2010, dans La Matinale de Canal+. Sa série d’interviews « Alter-Égaux » sur Mediapart m’a emballé et c’est assez naturellement que j’ai commencé à la suivre sur les réseaux sociaux, pour continuer à être au courant de son travail.
Depuis un an, j’écoute avec attention chaque épisode de « Kiffe ta race », un podcast coanimé avec Grace Ly, diffusé sur Binge audio.
Rokhaya Diallo est tenante d’un féminisme intersectionnel, antiraciste, décolonial proche du féminisme noir nord-américain des années 70. Elle en appelle à la déconstruction des stéréotypes de races par une meilleure connaissance de ces constructions plutôt que par une vision universaliste.
Une position qui lui est régulièrement reprochée par celles et ceux qui trouvent qu’insister sur les constructions de race tient d’une démarche identitaire, mais que je trouve extrêmement intéressante dans la mesure où elle permet de mieux comprendre à la fois la construction du racisme systémique en France, mais également son impact sur la (dé)construction des identité de race des individus qui composent la République, ou, souvent pour les blancs, de l’absence de cette déconstruction.
Si vous souhaitez vous faire une idée, être touché par ses prises de positions, découvrir son travail, n’hésitez pas à la suivre sur Twitter : @RokhayaDiallo.
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« pieds-noirs » est un adjectif qui qualifie les Français↩
d’origine européenne installé en Afrique du Nord jusqu’à l’époque de l’indépendance. -
Le passing est la capacité d’une personne à être considérée en un seul coup d’œil comme membre d’un groupe social autre que le sien propre dans le but d’obtenir l’acceptation sociale. ↩