Cette introduction est un peu longue. N’hésitez pas à sauter directement à la partie sur Victoire Tuaillon.
Plus que je vieillis, plus je m’interroge sur la manière dont je réagis aux choses.
Quand j’essaie de comprendre le monde, la société, je mets à jour des structures collectives, des systèmes. Je m’y vois grain de sable dans les rouages, rebelle, ou pion. Suivant mon état d’esprit, j’y trouve le réconfort d’une routine qui existe sans moi, ou je m’invente une destinée. Rien de plus facile que de se mentir.
Mais quand je m’interroge sur moi-même, je fais surgir des conditionnements, des constructions de pensées ancrées dans un vécu, des expériences, des influences. C’est intime, complexe, absolument subjectif et irréfragable.
Je visualise ça comme une pelote d’élastiques. Une boule multicolore, épaisse, dont on devine qu’elle contient des centaines de couches. Des élastiques que la vie tire sans cesse. Ça, c’est l’élastique de la fierté quand je suis assez fort pour ouvrir le pot de confiture. Ça, c’est celui de la honte de ne pas savoir mieux bricoler, etc.
Quand l’élastique résiste, alors il se remet en place. Mais parfois, l’élastique casse, se détache, laisse un vide. Parfois, je me dis « mais pourquoi je réagis comme ça » et tout se déconstruit. Les élastiques auxquels il était mêlés tiennent moins bien. Certains, fragilisés par le choc, se détachent aussi.
Et puis parfois, je prends conscience qu’il y a quelque chose, au fond de la boule, qui ne va pas. Je retire alors les élastiques un à un, je les étudie, je choisis ceux que je veux garder, ceux dont je dois me débarrasser. Parfois, j’y arrive, parfois non.
Souvent, je découvre que ma boule d’élastiques ressemble beaucoup à la boule d’élastiques d’autres hommes.
Que je partage avec eux des valeurs, des peurs, des ambitions, des hontes…
Qu’ensemble, nous dominons un monde que nous avons construit par et pour nous, en le rendant hostile aux femmes.
Que pour changer cela, il va falloir nous comprendre nous-mêmes, et donc que je me comprenne moi-même.
Sans savoir d’où viennent ces conditionnements, comment me déconstruire ? C’est là qu’est intervenu le travail de Victoire Tuaillon dans ma vie.
Victoire Tuaillon est aux commandes du podcast « Les Couilles sur la Table » de Binge Audio. Toutes les deux semaines, elle invite une personne pour parler des masculinités contemporaines et aborder ce qui fait que les hommes deviennent des hommes.
Elle est également l’auteur d’un essai « Les Couilles sur la Table », sorti en octobre 2019, que je viens juste de finir et qui reprend les 45 premiers épisodes du podcast. Je pense que c’est un excellent cadeau à faire à un homme, et que certains passages mériteraient à être étudiés plus largement, au lycée par exemple.
Dans le travail de Victoire Tuaillon, il n’y a pas de généralisation, il n’y a pas « une » masculinité, il y a des masculinités. Comme dans beaucoup de travaux féministes, on y trouve des hommes qui ne savent plus comment être des hommes, qui sont violents, qui donnent des ordres, qui harcèlent.
Mais on y parle aussi des hommes qui aiment les voitures, qui travaillent, qui rient, qui socialisent, qui se déguisent, qui font l’amour, qui font du sport, qui font l’histoire, qui occupent l’espace urbain, qui parlent, qui boivent, qui sont racisés, qui cuisinent…
Je ne crois pas avoir jamais écouté un épisode du podcast qui ne m’ait pas parlé, qui n’ait pas réveillé en moi un souvenir, une injonction que j’avais intériorisé sur ce qu’est d’être un homme. Il n’est pas rare que j’écoute certains épisodes plusieurs fois, ou que je ressente le besoin d’en parler parce que certaines choses, une fois exposées, sont complexes à assimiler.
Mon double épisode préféré est l’entretien de Victoire Tuaillon avec Eric Fassin, probablement parce que c’est le premier épisode que j’ai entendu. Plus récemment, je recommande cet épisode sur le patrimoine où Victoire Tuaillon reçoit Céline Bessière, professeure de sociologie à l’Université Paris Dauphine et Sibylle Gollac, sociologue et chercheuse au CNRS. On y parle de couples, de revenus, de séparations et d’inégalités et de valorisation du travail domestique :
C’est de l’ordre de l’anecdote mais ce n’est qu’après plusieurs mois d’écoute des « Couilles sur la Table » que j’ai redécouvert un documentaire audio que j’avais beaucoup aimé à sa sortie sur la « voix » très spéciale que prennent les journalistes. Devinez qui en était l’autrice ?